Commission africaine des droits de l'homme et des peuples c. République du Kenya, CAfDHP, Requête no 006/2012 (2017)

La Cour africaine confirme les droits fonciers des Ogiek du Kenya

Dans cette décision historique d’intérêt public, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a tranché en faveur de la communauté autochtone ogiek du Kenya et statué que le gouvernement kenyan avait violé sept droits conférés par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.  Cette décision vient renforcer considérablement la jurisprudence produite au sujet des droits fonciers et des droits des peuples autochtones.

Date de la décision: 
26 mai 2017
Forum : 
African Court on Human and Peoples’ Rights
Type de forum : 
Regional
Résumé : 

En octobre 2009, le Service des forêts du Kenya a émis un avis d’expulsion demandant aux Ogiek, une communauté vivant dans la forêt et l'un des peuples autochtones les plus marginalisés du Kenya, de quitter la Forêt de Mau dans un délai de 30 jours.  En novembre 2009, Ogiek Peoples’ Development Program (OPDP), accompagné du Centre for Minority Rights Development (CEMIRIDE) et, plus tard, de Minority Rights Group International (MRGI), a envoyé une communication à la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (Commission), soutenant que l’expulsion avait violé plusieurs des dispositions de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (Charte), notamment le droit à la propriété (article 14), le droit à la  non discrimination (article 2), le droit à la vie (article 4), la liberté de religion (article 8), le droit à la culture (article 17(2) et (3)), le droit à la libre disposition des richesses et ressources naturelles (article 21) et le droit au développement (article 22), ainsi que l’article 1 (qui oblige tous les États membres de l'Organisation de l'Union africaine à faire respecter les droits garantis par la Charte).  

Pendant des dizaines d’années, les Ogiek ont constamment fait face à des expulsions forcées de leur terre ancestrale dans la Forêt de Mau menées arbitrairement par le gouvernement.   Ces violations systématiques ont eu une incidence extrêmement négative sur leur style de vie traditionnel.  Les Ogiek dépendent de la forêt pour se nourrir, se loger, assurer leur subsistance et préserver leur identité. L’avis d’expulsion d’octobre 2009 a donc été qualifié dans cette affaire de « perpétuation des injustices subies depuis toujours par les Ogiek » et auxquelles l’État kenyan n’avait pas remédié, malgré plusieurs contestations judiciaires devant les tribunaux nationaux et actions de plaidoyer auprès des autorités kenyanes.

Pour l’une des premières fois dans l’histoire institutionnelle, la Commission a renvoyé l’affaire à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (Cour) au motif que la preuve de l'existence de violations graves ou massives des droits humains avait été établie.  Le 26 mai 2017, à la suite d’un procès d'une durée de huit ans, la Cour a rendu un jugement confirmant les droits relatifs à la terre du peuple ogiek et statuant qu'il avait été porté atteinte à chacun des droits invoqués, à l'exception du droit à la vie.  

Concernant le droit à la propriété, la Cour a déclaré que les Ogiek avaient un droit communal sur leurs terres ancestrales et que leur expulsion de ces terres contre leur gré et sans consultation préalable portait atteinte à leurs droits de propriété garantis par la Charte, et interprétés dans l’esprit de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.

La Cour a également conclu que le fait que le gouvernement ne reconnaisse pas aux Ogiek le statut de tribu distincte, conféré à d’autres groupes similaires, les privait des droits accordés à d’autres tribus et constituait donc de la discrimination.   Se référant au travail mené par la Commission par l’entremise de son Groupe de travail sur les populations/communautés autochtones en Afrique et au travail du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les questions relatives aux minorités, la Cour a analysé différents critères d'identification des populations autochtones et déterminé que la communauté ogiek pouvait être reconnue comme étant une population autochtone faisant partie de la population kenyane, dotée d’un statut particulier méritant protection en raison de sa vulnérabilité.  

La Cour a déclaré sans équivoque que la préservation de la forêt ne pouvait justifier la non reconnaissance du statut autochtone ou tribal des Ogiek ni la privation des droits associés à ce statut et a expressément confirmé que les Ogiek ne pouvaient être tenus responsables de la dégradation de la Forêt de Mau, pas plus que celle-ci ne pouvait justifier leur expulsion ou la privation d'accès à leur territoire pour exercer leur droit à la culture.   

Le Cour a de plus déterminé qu’en raison du lien existant pour les Ogiek entre leur territoire et leur capacité de pratiquer librement leur religion, les expulsions des Ogiek de la Forêt de Mau constituaient une atteinte à la liberté de pratiquer leur religion.   Compte tenu des différents liens existant entre la terre et les pratiques culturelles des Ogiek, leur expulsion de la Forêt de Mau portait également atteinte à leur droit à la culture.  Évaluant le droit de disposer de richesses et de ressources, telles que la terre, la Cour a conclu que, dans la mesure où elle avait déjà déterminé les droits des Ogiek sur leur territoire ancestral et que ces droits avaient été lésés, l'expulsion portait clairement atteinte au droit d'accéder à ce territoire et de l'occuper.  Finalement, la Cour a statué que les expulsions continuelles des Ogiek de la Forêt de Mau avaient eu un impact considérable sur leur développement économique, social et culturel, et qu’en conséquence, leur droit au développement avait aussi été violé.  

La Cour a ordonné au gouvernement de prendre toute les mesures nécessaires dans des délais raisonnables pour remédier aux violations.  La Cour a déclaré qu’elle trancherait la question des réparations séparément et qu’une décision devrait être rendue en 2018 ou avant.

Application des décisions et résultats: 

Le jugement ordonne au gouvernement kenyan d’informer la Cour de toutes les mesures appropriées qu’elle aura prises pour remédier aux violations dans un délai de six mois.  Le directeur général de l'OPDP, M. Daniel Kobei, a instamment prié le gouvernement d’appliquer pleinement la décision. Lui et d’autres dirigeants de la communauté ogiek collaborent avec le gouvernement en ce qui concerne l’application du jugement, avec l’accompagnement et le soutien de MRGI.

Groupes impliqués dans le cas: 
Importance de la jurisprudence: 

"Pour les Ogiek, c’est une nouvelle page de l’histoire qui s’ouvre. La question des droits fonciers des Ogiek a finalement été entendue et l’affaire leur a permis de se sentir importants en tant que peuple autochtone.  Je sais que la décision donne aussi espoir à d’autres peuples autochtones. » Daniel Kobei, directeur général de l’OPDP

Cette décision historique marque la première fois que la Cour, qui existe depuis 2006, a rendu un verdict dans une affaire concernant les droits des peuples autochtones. Il s’agit également de l’affaire la plus importante que la Cour ait jamais tranchée tant pour ce qui est du nombre de requérant-e-s (35,000) que pour le nombre de violations invoquées.  De plus, cette affaire était la première affaire d’intérêt public jugée par la Cour et la première à avoir été tranchée à la suite d’une audience sur le fond et d’un renvoi de la Commission. 

Lucy Claridge, directrice juridique de MRG, qui a plaidé la cause devant la Cour, signale que « Cette décision est d'une importance fondamentale pour les peuples autochtones en Afrique, et particulièrement dans le contexte des conflits entre communautés qui sévissent sur tout le continent et qui ont éclaté en raison de pressions sur les terres et les ressources... Fait fondamental, la Cour a reconnu que les Ogiek – et, par conséquent, plusieurs autres peuples autochtones en Afrique – ont un rôle de premier plan à jouer en tant que gardiens des écosystèmes locaux et dans la conservation et la protection des terres et des ressources naturelles… »  Dressant un même bilan, dans un rapport de 2017 (A/HRC/36/46), la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones a souligné la corrélation entre la sécurité foncière des peuples autochtones et des résultats positifs en matière de conservation.  La Rapporteuse spéciale a de plus affirmé que « les droits des peuples autochtones doivent être protégés le mieux possible, pas seulement pour eux mais aussi parce qu'ils sont en mesure d'apporter des solutions à plusieurs des problèmes qui se posent dans le monde, depuis les changements climatiques à la diversité biologique. »

Pour ce qui touche  la question des réparations, étant donné que cette affaire concerne environ 35,000 Ogiek et sept violations s'étendant sur une période de plus de 40 ans, les réparations pourraient être extrêmement importantes.  De plus, la Cour se voit offrir une nouvelle occasion de créer un précédent jurisprudentiel remédiant à des violations des droits des peuples autochtones (entretien par courriel avec Lucy Claridge, MRGI, 7 septembre 2017).

Finalement, cette décision s’ajoute aux conclusions de l’affaire de la communauté endorois tranchée par la Commission 2010 et vient renforcer la jurisprudence progressive concernant les droits liés à la terre et les droits des peuples autochtones.

Photo: Les membres de la communauté Ogiek célèbrent après la décision, le 26 mai 2017.

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